La légende du siècle

Le siècle barbare

, par TRAVERSO Enzo

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Fascisme et stalinisme se sont révélés des visages possibles de notre civilisation.
La destruction des Juifs, apogée de la barbarie, et la Kolyma ont balisé le siècle. Restent l’utopie et l’émancipation à refonder.

La première guerre mondiale fonde le XXe siècle. C’est dans cette guerre « totale » qu’il faut chercher les racines de l’extermination industrielle, de la mort anonyme de masse, du remodelage autoritaire des sociétés européennes dans la période de l’entre-deux-guerres. Et c’est dans la crise globale ­ économique, sociale, politique et morale ­ du vieux monde à l’issue de ce conflit que s’amorce une brutalisation de la vie politique dont les fascismes seront l’aboutissement extrême. Dans le contexte de guerres civiles et de soulèvements ouvriers qui secouent une large partie du continent entre 1918 et 1923 de la Russie à l’Allemagne, de la Hongrie à l’Italie, le fascisme prend forme comme un phénomène typiquement contre-révolutionnaire, antidémocratique et anti-ouvrier. De ce point de vue, il est bien l’héritier de la contre-révolution qui a accompagné le « long » XIXe siècle, de la coalition antifrançaise de 1793 aux massacres de juin 1848 et de la Commune.

Les démagogues

Mais la contre-révolution du XXe siècle n’est ni conservatrice ni purement « réactionnaire » ; elle se veut une « révolution contre la révolution ». Les fascismes ne regardent pas vers le passé, ils veulent bâtir un monde nouveau. Leurs leaders ne sont pas issus des anciennes élites ­ avec lesquelles ils trouvent un accord et des formes de collaboration seulement au moment de prendre le pouvoir ­ mais des déchets sociaux d’un monde désarçonné. Ils sont des démagogues nationalistes qui ont renié la gauche, comme Mussolini, ou des plébéiens comme Hitler, qui ont découvert leur talent de « meneurs de foules » dans le climat de la défaite allemande. Ils s’adressent aux masses, qu’ils mobilisent autour des mythes régressifs (la nation, la race, la « communauté guerrière ») et de promesses eschatologiques (le « Reich millénaire »). Il en résulte une idéologie anti-humaniste qui a trouvé ses philosophes et ses esthètes, de Gentile à Schmitt, de Jünger à Céline. Il en résulte surtout une politique qui a déployé toute sa force destructrice lors du second conflit mondial, où anticommunisme, impérialisme conquérant et racisme devenaient complètement indissociables dans la guerre nazie (entre 1941 et 1945, l’anéantissement de l’URSS, la conquête de l’« espace vital » et la destruction des Juifs convergeaient en un seul objectif).

Une barbarie moderne

Notre intelligence du XXe siècle devrait partir alors de ce constat : le fascisme ne fut pas le produit d’une rechute de la civilisation dans une sauvagerie ancestrale. Ses violences révèlent plutôt l’émergence d’une barbarie moderne, alimentée par des idéologies se réclamant de la science et mise en uvre grâce aux moyens techniques les plus avancés. Une barbarie tout simplement inconcevable en dehors des structures constitutives de la civilisation moderne : l’industrie, la technique, la division du travail, l’administration bureaucratico-rationnelle. La barbarie moderne du fascisme trouvera sa synthèse dans l’extermination « rationnelle » et industrielle de 6 millions de Juifs, pendant la deuxième guerre mondiale : Auschwitz a changé notre image du monde et de la civilisation. L’humanité n’en est pas sortie indemne, le marxisme non plus. Ce simple constat indique que l’alternative posée par Rosa Luxemburg à la veille de la Première Guerre mondiale ­ socialisme ou barbarie doit être aujourd’hui radicalement reformulée. D’une part, le XXe siècle a prouvé que la barbarie n’est pas un danger menaçant l’avenir, mais le trait dominant de notre époque ; elle est non seulement possible, mais intrinsèquement liée à notre civilisation.

Totalitarismes

D’autre part, le XXe siècle a soulevé une interrogation majeure quant au diagnostic de Marx sur le rôle du prolétariat (au sens le plus large) en tant que sujet historique d’un processus de libération de l’humanité tout entière. Certes, ni les guerres et les totalitarismes, avec leur cortège de violence et de massacres, ni l’expérience tragique du stalinisme n’ont jamais effacé la lutte de classes et les combats émancipateurs, qui ont même connu une extension à une échelle inimaginable avant 1914. Mais si le diagnostic de Marx ne sort pas infirmé, sa viabilité reste à prouver. Les totalitarismes ­ le fascisme et le stalinisme ­ se sont révélés des visages possibles de notre civilisation ; le socialisme, en revanche, demeure une utopie. Une utopie « concrète », selon la définition d’Ernst Bloch, mais certes pas une bataille gagnée d’avance, inéluctablement inscrite dans la « marche de l’Histoire » et « scientifiquement » assurée par la force de ses « lois ». Notre combat se charge d’un sentiment aigu des défaites subies, des catastrophes toujours possibles, et ce sentiment devient le véritable fil rouge tissant la continuité de l’histoire comme histoire des opprimés. C’est que l’héritage de ce siècle barbare est fait de millions de victimes restées souvent sans nom et sans visage.

L’émancipation

Reconnaître la part de mémoire contenue dans notre combat implique aussi un corollaire : la démocratie n’est pas une simple norme procédurale mais une conquête historique, ce qui veut dire que l’antifascisme est indispensable pour préserver, dans le siècle qui s’ouvre, un horizon émancipateur. Une démocratie « non antifasciste » comme celle que défendait François Furet dans son ultime plaidoyer libéral, le Passé d’une illusion ­ serait bien fragile, un luxe que l’Europe, qui a bien connu Hitler, Mussolini et Franco, ne peut pas se permettre. Aujourd’hui réhabilité par les apologistes de l’ordre existant comme l’horizon indépassable de notre époque, le libéralisme est loin d’être historiquement innocent. C’est la crise de l’ordre libéral traditionnel ­fondé sur les massacres coloniaux et l’exclusion des masses travailleuses ­qui, au lendemain de la première guerre mondiale, a engendré les fascismes ; les anciennes élites libérales se sont pliées à Mussolini en 1922, à Hitler en 1933, à Franco trois ans plus tard, par une politique de non-intervention qui deviendra une politique de capitulation, à Munich, en 1938. Et c’est le néolibéralisme qui prépare maintenant les totalitarismes de marché et les régimes « globalitaires » de demain.
Penser le socialisme après Auschwitz, la Kolyma et Hiroshima signifie l’arracher aux mythologies du progrès et à toute vision téléologique de l’Histoire. Sa nécessité sociale, écologique et morale n’implique point son inéluctabilité ; il reste une virtualité du présent, une utopie concrète et possible, un pari rationnel qui fonde et justifie nos luttes. Une planète défigurée par la réification marchande constitue aujourd’hui notre avenir programmé mais rien n’empêche que cet avenir soit demain remis en cause, déprogrammé, voire radicalement modifié par nos résistances, nos luttes et nos révoltes. Dans ce prisme des possibles réside la dialectique qui rapproche la catastrophe de la délivrance.

P.-S.

Rouge, 1999.

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