La légende du siècle

L’émancipation détournée

, par LAFON Eric

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Le communisme n’a pas été épargné par l’effondrement du mur de Berlin. Il n’a pas survécu à la déformation stalinienne et n’a pu se défaire des oripeaux dont l’a couvert la bureaucratie. Pourtant le bolchevisme est-il innocent de tout cela ? On ne peut en rester à dénoncer les « quelques fautes » en pertes et profits.

Dans le Manifeste du parti communiste, Karl Marx écrit : « Un spectre hante l’Europe : le communisme ». Or, le propos de Marx était de cerner un communisme, non pas comme modèle de société, mais en tant que perspective historique inéluctable sur fond de messianisme révolutionnaire. Deux cents ans plus tard, à la lecture du XXe siècle, la déclaration d’un bonheur à l’échelle planétaire a été détournée, l’émancipation annoncée est devenue cauchemar, et l’éternité promise s’est muée en oraison funèbre. Le mort a été enterré en 1989 sous les décombres du mur de Berlin. Mais s’agit-il bien de l’enterrement du communisme, comme aiment à le marteler les médecins légistes de l’intelligentsia politico-médiatique, ou de sa caricature, le stalinisme ? Nous devons admettre aujourd’hui que la caricature a entraîné une part du rêve dans sa folle et criminelle descente aux enfers.

L’utopie brisée

Loin d’être inaltérable, ce formidable espoir recelait en lui une part, sournoisement dissimulée, de ce cauchemar qui a fini par l’emporter. La contextualisation de la révolution bolchevique, au sortir du premier conflit mondial, menacée aussitôt par l’intervention impérialiste, prenant corps dans une mosaïque de nationalités extrêmement diverses, dans un empire dont l’économie capitaliste est naissante et où la paysannerie constitue l’immense majorité du corps social, sont des éléments prépondérants pour comprendre les conditions objectives auxquelles les bolcheviks ont été confronté. Mais ces éléments ne suffisent pas à expliquer le fait que les bolcheviks aient réprimé les grèves ouvrières et les mouvements paysans durant les années 1919-1920 et 1920-1922, interdit toutes les autres formations politiques parties prenantes des révolutions de Février et d’Octobre dès 1918. Le déroulement de l’événement révolutionnaire rentre en contradiction avec leur conception libertaire du pouvoir, de la notion de dépérissement de l’Etat, du parti, du rapport entre les masses et la direction révolutionnaire.
Dès lors, comme pour Robespierre et Saint-Just, se considérant seuls garants de la révolution, toute entrave à la révolution ne peut que condamner la révolution. Trotsky peut écrire alors, dans Terrorisme et communisme, qu’il serait « vain que nous cherchions aujourd’hui dans le monde entier un régime qui, pour se maintenir, n’ait pas recours à une terrible répression de masse » et que « qui veut la fin ne peut pas rejeter les moyens. La lutte doit être menée avec l’intensité pour assurer effectivement au prolétariat [l’exclusivité] du pouvoir ».
Ainsi la dissolution de la Constituante témoigne, de la part du parti bolchevik, d’une pratique sans partage du pouvoir révolutionnaire et participe aussitôt à l’amoindrissement de la démocratie socialiste. Avec la brutalisation des rapports sociaux, tous ces éléments offrent incontestablement un terreau à la gangue stalinienne, jettent les bases de l’ossature du futur pouvoir absolu. Incontestablement Staline hérite de cette situation dont il a été lui aussi, comme Lénine et Trotsky, un acteur. La terreur, qui ne devait être que transitoire, devient avec Staline un fondement théorique du pouvoir, une permanence dans le temps.

Le fossoyeur

Tous ces aspects devraient donc nous convaincre d’une filiation entre le bolchevisme et le stalinisme. Nous persistons à répondre par la négative. Le seul fait qu’il ait pu exister et se développer des oppositions, demeurant communistes, issues des rangs même du Parti bolchevik contre la dictature de Staline et que cette opposition ait été sans relâche pourchassée pour être éliminée contribue à établir une distinction entre Lénine et Staline. Les vagues de répression, l’internement en camps de millions de Soviétiques, les centaines de milliers d’exécutions, l’élimination par vagues successives de dirigeants, de cadres politiques et militaires, le culte du chef suprême tournant à l’idolâtrie, la mise sous surveillance policière de toute la société, l’obligation à se soumettre, à dénoncer, participent de l’essence même du seul pouvoir stalinien. C’est cette image d’un pouvoir « totalitaire », reproduite à la perfection par tous les partis communistes au pouvoir et par ceux des pays capitalistes, la dimension meurtrière en moins, que l’histoire aura retenue comme unique paradigme de la « société socialiste ». Les critiques émanant de la « gauche antitotalitaire », les centaines de témoignages des victimes du goulag et de la terreur n’y ont rien changé. Staline est devenu l’épigone d’Octobre 1917. Le mouvement communiste international s’est forgé dans la matrice stalinienne.

Une « contre-révolution » ?

Toute critique « antistalinienne » est rapidement dénoncée comme « contre-révolutionnaire ». Or l’idée de « contre-révolution » caractérise justement chez Trotsky l’URSS de Staline. Il souligne, avec pertinence, l’idée d’appropriation de la révolution, du pouvoir révolutionnaire, par un corps social, la bureaucratie. Pourtant, le terme est ambigu puisqu’il est généralement employé pour désigner l’antithèse tant sur le plan des valeurs que des principes de la révolution, qu’elle prétend combattre afin de rétablir l’ordre ancien. Or, Staline s’inscrit dans une filiation et se garde bien de se présenter en rupture avec l’héritage de Lénine ; il s’en veut le principal continuateur. Néanmoins le régime évolue dans un sens que Lénine, critique sévèrement : celui d’un « Etat ouvrier bureaucratiquement déformé ». Le concept sera repris par la minorité du Parti bolchevik, l’Opposition de gauche, puis par le courant trotskyste. La coupure entre bolchevisme et stalinisme est marquée, pourtant on ne parle pas de rétablissement capitaliste. Enfin, Staline et ses partisans ne prennent pas le pouvoir en tant que tel, ils gagnent la majorité du parti et des rouages de l’Etat sur la base d’une approche politique. L’ambiguïté demeure. La thèse d’un Staline s’abritant derrière une façade révolutionnaire pour engager un processus contre-révolutionnaire en Russie relève d’un scénario alambiqué.
Dès 1925, Staline se revendique comme le garant de la Révolution. Il le restera jusqu’à sa mort le 5 mars 1953, et pour des générations de Soviétiques, encore aujourd’hui, face à la désastreuse logique libérale en œuvre, Staline reste la figure « paternelle ». L’entreprise stalinienne demeure aujourd’hui comme la copie conforme de la « destinée du communisme ».

Une mort annoncée

Les timides réformes engagées après le XXe congrès du PCUS, les expériences polonaise et hongroise de 1956 et le Printemps de Prague de 1968 ne parviendront pas à renverser le cours fatal. Pire, avec l’intervention des troupes soviétiques à Berlin, à Budapest, à Prague et enfin en Afghanistan, l’URSS est assimilée à une puissance impérialiste. Il reviendra à la perestroïka gorbatchévienne, impuissante, de sonner l’hallali de régimes honnis et de solder l’Union soviétique.

P.-S.

Rouge, 2000.

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