Corse

État d’exception

, par CULIOLI Gabriel-Xavier

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Il y a 15 jours le juge antiterroriste Bruguière faisait interpeller à son domicile l’écrivain corse Gabriel-Xavier Culioli afin de l’interroger sur l’assassinat du préfet Erignac. G. X. Culioli, ancien militant des Jeunesses communistes révolutionnaires, du Front communiste révolutionnaire, de la Ligue communiste puis de la Ligue communiste révolutionnaire, nous écrit à ce propos.

Militant de l’ANC, j’ai été l’un des tous premiers à dénoncer la dérive mafieuse qui gangrenait la société insulaire avec la complicité plus ou moins tacite de l’Etat français tout en continuant de revendiquer la reconnaissance du peuple corse et de sa langue. Dans la même veine, j’ai lutté contre la militarisation croissante d’une partie du mouvement nationaliste auquel j’appartenais. Ainsi mon nom apparaît sur la liste de ceux qui ont désigné comme criminels les assassins de Sozzi, abattu par le FLNC-Canal historique, parce que dissident. Je me suis publiquement élevé contre les meurtres de Muzy mais aussi contre cette guerre absurde qui a ensanglanté et discrédité le mouvement national. Par l’écrit, par la radio et la télévision, je n’ai eu de cesse de désigner les premiers responsables de cette tuerie : les gouvernants qui, à Paris, n’ont eu de cesse, comme en Afrique, de monter les uns contre les autres, d’utiliser les plus accommodants pour détruire les plus récalcitrants. Le socialiste Pierre Joxe avait ainsi agi avec ceux qui allaient fonder le FLNC-Canal habituel. Pasqua, Debré et des proches de Chirac ont pratiqué ce type de politique avec le FLNC-Canal historique. Si l’on ajoute à cette liste mon refus de la clandestinité et de ses inévitables dévoiements, c’est dire le caractère absurde de mon interpellation ou alors sa lourde symbolique. J’ai été interrogé parce que Corse et donc potentiel criminel et non pour d’éventuels actes délictueux qui auraient pu m’être reprochés. Je dois d’ailleurs avouer que les policiers de l’antiterrorisme ont montré une gêne qui en dit long sur la façon dont ils appréhendent la politique du juge Bruguière.

Un bilan désastreux pour l’Etat

À deux mois du triste anniversaire de l’assassinat du préfet, l’antiterrorisme et l’Etat peuvent se prévaloir de résultats désastreux pour la Corse. Alors que le gouvernement annonçait avec emphase « le retour de l’Etat de droit », que s’est-il passé ? Quelques notables incarcérés durant quelques semaines puis libérés contre caution (et tant pis pour les pauvres), des pistes « nationalistes » qui ont fait choux blanc ; un taux zéro quant à l’élucidation des meurtres de ces 10 dernières années et pour couronner le tout un renversement d’opinion catastrophique pour la politique gouvernementale, pour le préfet Bonnet et pour l’équilibre de la société corse. Car la non élucidation du meurtre du préfet signifierait ni plus ni moins qu’aucun des meurtres politiques pratiqués en Corse depuis 1991 n’a été élucidé. Maigre bilan policier.

À l’inverse, la répression a touché à peu près toutes les familles (au sens large du terme) : 5 000 auditions (les policiers m’ont donné ce chiffre), plus de 2 300 gardes à vue, plus d’une centaine de mises en examen (dont la plupart reposant sur des indices qui prêteraient à rire s’ils n’avaient mené des hommes et des femmes en prison), des mises en détention scandaleuses, ne reposant pas sur le droit qui veut qu’une telle mesure ne soit prise qu’exceptionnellement. La prison devient un moyen de pression normal exercé sur d’hypothétiques suspects. Ces chiffres sont exorbitants si on les rapporte à une population de 256 000 habitants. Cette présence policière et militaire permanente, accompagnée de son cortège d’interpellations brutales, ajoutée à des tracasseries administratives permanentes ont fini par exaspérer une population qui espérait sincèrement la résolution du meurtre du préfet. 40 000 personnes avaient manifesté pour dire le ras-le-bol de la violence mais aussi de la politique gouvernementale. Triste anniversaire que celui de la Déclaration des droits de l’Homme qui voit une fois de plus cette « sous-France » traitée sans grand égard.

Sous silence

Tandis que les mois s’écoulent, l’antiterrorisme s’efforce d’additionner les arrestations pour pouvoir, au moins, fournir des chiffres à une presse qui ne manquera pas de se retourner contre ceux qu’elle a encensés depuis un an. Car les journalistes dans leur immense majorité, ont passé sous silence cet état d’exception qui n’a jamais laissé la place à ce qu’on pouvait attendre d’un Etat de droit. L’attitude du gouvernement a renforcé la méfiance séculaire des Corses envers une justice qu’ils ont toujours ressentie comme l’arme des puissants contre les faibles. Et comment juger autrement la justice lorsqu’on sait que des assassins patentés, hélas étiquetés nationalistes, purent agir en toute liberté car leur organisation traitait avec le pouvoir ? Comment penser autrement quand l’un des juges de l’antiterrorisme, aujourd’hui parangon de vertu, relâcha, pour d’obscures raisons, des militants du FLNC-Canal historique, capturés lors d’un attentat, après un échange de coups de feu avec les forces de l’ordre ? Plus récemment, l’assassinat de C. Garelli, militant de Ghjuventù Paolina, était perpétré par des militants connus du Canal historique. Il fallut que la famille de la victime menaçât de faire justice elle-même, pour que la justice avec un grand J, se décida à agir, sans résultats. Tandis que police et gendarmerie multipliaient les arrestations dans l’île, une poignée de militants connus du Canal historique, confinés dans deux microrégions de l’île, restaient intouchables, alimentant d’ailleurs les rumeurs de protection étatique.

Criminalisation et ruine

L’antiterrorisme, embourbé dans le marais corse, espère qu’en élargissant les cercles d’investigation, un indice finira par être découvert. Ce faisant, juges et policiers usent de pratiques impopulaires et deviennent un problème politique pour le gouvernement qui ne dispose pas de politique de rechange.

Bilan d’un an « de rétablissement de l’Etat de droit » : le responsable du Syndicat des travailleurs corses, deuxième force syndicale de l’île, condamné à la peine incroyable de deux mois de prison ferme, six mois avec sursis et un an de privation des droits civiques pour une bagarre électorale au cours de laquelle des coups avaient été échangés. Les banques n’autorisent plus le moindre découvert, interdisant ainsi toute politique économique un peu dynamique et préparant des vagues sans précédent de faillites. L’Assemblée territoriale vient d’être dissoute après le constat de fraudes électorales perpétrées par les forces claniques. Et la cerise sur le gâteau : le Parlement vient de mettre fin aux arrêtés Miot, datant du Premier Empire, qui autorisaient la non-déclaration des successions. Une telle mesure, parfaitement inapplicable après 200 ans d’incurie, risque seulement de forcer les familles à vendre des terres qui deviendront ainsi des biens faciles pour tous les spéculateurs.

Un désastre historique, voilà en peu de mots le bilan du gouvernement Jospin un an après l’assassinat du préfet Erignac. Triste spécificité française que celle qui consiste à refuser des droits que les minorités ont obtenus ou sont en voie d’obtenir dans tous les autres pays d’Europe. Ne citons que l’Ecosse, la Catalogne ou la Sicile. Il est particulièrement grave qu’un gouvernement prétendant se situer à gauche ait ainsi parachevé « l’œuvre », des précédents gouvernements de droite en criminalisant une communauté tout entière, en restaurant sans le dire les prérogatives de l’ancienne Cour de sûreté de l’Etat.

Refuser la barbarie rampante

Craignons que pour échapper à l’inévitable bilan de février 1999, les spécialistes de l’antiterrorisme ne nous préparent une opération « Ouvéa » au cours de laquelle « de présumés coupables » seraient « détruits » par des militaires « en état de légitime défense ». Est-il possible d’imaginer que la plus grande opération policière et militaire jamais pratiquée en France depuis la dernière guerre puisse ne rien donner sinon une avalanche de chiffres accablants pour les services de répression ?

Quelle que soit l’issue de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, force est de constater que l’Etat français, ci-devant Etat fort, use de plus en plus, à l’instar des Etats-Unis, d’une politique alternant de scandaleux arrangements avec des secteurs encanaillés (Afrique, affaire Elf, affaire Dumas, etc.), l’abandon de secteurs entiers jugés ingérables (cités, Corse, TOM, etc.) à des réactions punitives d’une violence de plus en plus meurtrière et vindicative.

Qu’un policier soit blessé dans une cité, et c’est la cité qui subit les conséquences d’opérations punitives. Qu’en Corse, 50 nationalistes soient tués n’a pas d’importance mais qu’un préfet le soit et c’est un an de vexations policières que les Corses doivent endurer. C’est en quoi les dérobades et les excès de l’Etat français peuvent s’apparenter (toutes proportions gardées) à l’attitude scandaleuse des bombardements de Bagdad.

Le centre de l’Etat, occupé par une bourgeoisie ancienne et nouvelle (la nomenklatura de gauche), garde son territoire comme autrefois la féodalité : grâce à des raids menés par un bras séculier impitoyable.

C’est pour toutes ces raisons que la gauche française et plus encore l’extrême gauche devraient s’inquiéter des punitions infligées aux secteurs « politiquement incorrects » de la société française par l’appareil répressif de l’Etat. La Corse n’est pas la seule visée à travers les pratiques exceptionnelles de l’enquête Erignac. Les spécialistes du maintien de l’ordre dissertent depuis quelques années sur les risques collatéraux, c’est-à-dire sur les désordres publics s’apparentant à une guerre civile larvée. Aux Etats-Unis le tout-répressif mêle la lutte contre les gangs et la lutte anti-guerilla dans les pays de proximité. Depuis la chute du mur de Berlin, le danger se situe au cur de la société, parmi les plus pauvres. Sous le vocable de terrorisme, les puissants désigneront demain les sans-papiers, les sans-travail, les sans-voix, les sans-tout, ceux qui n’ont plus la force d’espérer, ceux qui craignent les lendemains porteurs de misère, ceux qui s’offriront à la mafia faute d’autres choix. La criminalisation de la Corse, c’est la criminalisation des marges, de ce réservoir de « néant social » dont le libéralisme a besoin pour vivre. Se battre contre cette extériorisation d’une partie de l’humanité, c’est refuser la barbarie des uns et des autres. C’est refuser que l’exception devienne la normalité. De ce point de vue-là, la Corse c’est la France.

P.-S.

Rouge, 1999.

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