Réflexion sur une imposture

Etat de droit et démocratie citoyenne

, par ARTOUS Antoine

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À propos de la Corse ou du Kosovo, les tenants de l’ordre libéral ne jurent que par l’Etat de droit. Un concept qu’ils assimilent allégrement à la démocratie réalisée. Antoine Artous, auteur de Marx, l’Etat et la politique (éditions Syllepse) revient ici sur cette idée en vogue. Pour en appeler à une redéfinition radicale des conditions d’exercice de la citoyenneté.

La guerre du Golfe vient tout juste de se terminer. Pierre Bouretz, corédacteur en chef de la revue Esprit, se réjouit « que pour la première fois dans l’histoire une guerre ait été engagée, conduite et achevée au nom de principes juridiques reconnus par la communauté internationale ». C’est là un événement majeur répondant aux attentes de cette fin de siècle marquée par l’émergence d’une « politique privée des grandes utopies messianiques » et par « l’idée qu’il n’y a pas d’au-delà raisonnable de la démocratie ». On assiste au retour au droit. La Révolution terminée, on attend de lui qu’il tempère nos excès de volontarisme, offrant à nos conflits une solution pacifiée. L’émergence du Conseil constitutionnel et des comités des sages accompagne alors l’assagissement de nos passions ». [1]
À la lumière de la Révolution française, dont il assumait même les excès, Kant rêvait d’une République universelle. C’est en déclarant la révolution terminée et à l’ombre des bombardiers américains que Pierre Bouretz voit ce rêve se réaliser On ne peut tirer un simple trait d’égalité entre la guerre du Golfe et l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie, mais le discours dominant reste le même. Le droit doit « éclairer l’avenir de nos relations aux autres », poursuit Pierre Bouretz. « Humanitaire lorsqu’ils sont lointains, il sait aussi être communautaire s’agissant de nos proches : faute de construire une Europe de la volonté, nous pouvons à tout prendre édifier une Europe de la règle. » Le Kosovo étant à la fois lointain et proche, on y trouve l’humanitaire comme l’avenir de l’Europe. Ce qui s’y joue est une « Europe de la règle », celle de l’Etat de droit. Par contre, bien sûr, vouloir construire une Europe qui ne soit plus dominée par la « loi » du marché, serait pécher par « excès de volontarisme », retomber dans les « grandes utopies messianiques ».

« Contre-réforme libérale »

C’est également de l’Etat de droit qu’il est question en Corse, car lui seul peut offrir aux conflits insulaires « une solution pacifiée ». Qui donc d’ailleurs pourrait s’opposer à ce que les assassins du préfet Erignac soient jugés et que Milosevic soit inculpé pour « crimes contre l’humanité » ? La politique se dissout dans la claire certitude du droit et l’appel à son bras séculier : le gendarme. En Yougoslavie, l’OTAN n’est pas en guerre (guerre qui est, on le sait, la continuation de la politique par d’autres moyens) : il s’agit d’une simple opération de gendarmerie internationale. Dans les deux cas, on est au-delà de la politique, dans ce consensus qui découle du respect du droit. Le temps est bien fini où d’éminents professeurs de droit constitutionnel s’étonnaient de la place prise par le conseil du même nom par rapport aux assemblées élues.
Ce retour du juge est partie prenante d’une époque de « contre-réforme libérale », comme l’explique Daniel Bensaïd. [2] Et théoriquement, au-delà des formules passe-partout, ce discours sur l’Etat de droit s’est construit à travers la critique explicite d’une tradition d’approche de la démocratie ­celle, en gros, ouverte par la Révolution française au profit de ce qu’il est convenu d’appeler le modèle anglo-saxon.
Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur la façon dont, lues à travers le prisme de ce modèle, toutes les dimensions radicales de l’histoire de la démocratie anglaise et américaine sont évacuées. Et je ne propose pas d’opposer le mot de République à celui de démocratie ; en jetant qui plus est un regard nostalgique sur la IIIe République ou la Libération. Au demeurant, le discours sur le civisme républicain de Chevènement, Debray et quelques autres est une façon de dépolitiser la question de la citoyenneté pour la dissoudre, non pas dans le droit, mais dans un moralisme prétendument laïque.
Reste qu’il existe bien deux approches de la démocratie. La tradition ouverte par la Révolution française donne une place centrale à la citoyenneté car les droits de l’homme sont intégralement identifiés à des droits politiques. [3] La politique au sens large du terme est au centre de ce qui fonde la vie sociale ­ ce que Pierre Bouretz appelle le « volontarisme ». En revanche, une certaine tradition anglo-saxonne enracine les droits de l’homme en amont de l’ordre politique, en renvoyant à une nature humaine et/ou à une sociabilité déjà donnée par le fonctionnement « naturel » (entendez le marché) de la société civile qu’il s’agit simplement d’aider à se réguler par le droit dont la fonction est de « pacifier » les conflits. Le juge, qui dit le droit, devient logiquement la figure dominante. L’Etat n’est que le simple garant du droit et la politique, « privée des grandes utopies messianiques » simple technique de gestion de la société : outre celle du gendarme, la figure miroir du juge de cette fin de siècle est celle du technocrate-gestionnaire.
L’Etat de droit comme dissolution de la politique. Voilà une critique bien étrange pour qui se réclame de Marx. N’annonçait-il la fin de la politique dans une société enfin pacifiée ? Je crois, que sous cet aspect, une lecture critique de Marx et de la tradition marxiste est indispensable. [4]

Pour un « droit politique »

Plus généralement, je ne pense pas qu’il soit possible de remettre en cause le discours sur l’Etat de droit en se contentant d’opposer les droits formels aux droits réels et/ou de lui surajouter un simple discours sur la démocratie (ou la république) sociale. Il faut lui opposer une autre approche faisant de la citoyenneté ­ de ce que Marx appelle dans la Question juive « les droits civiques » le fondement de la démocratie. Il ne s’agit pas de réguler la forme actuelle de démocratie en faisant appel au juge (et au gendarme), mais de redéfinir de façon radicale les conditions d’exercice de la citoyenneté, donc la démocratie.
Les débats autour de l’Etat de droit sont souvent nourris par des références au passé. Puisque le premier texte important de Marx est intitulé Critique du droit politique hégélien, je dirai, pour jouer sur le paradoxe, que face à la « contre-réforme libérale », il ne serait pas inutile de revenir à la critique, formulée par Hegel, de la tradition juridique libérale et à son approche du droit comme « droit politique ». C’est-à-dire un droit qui définit d’abord l’individu comme membre d’une communauté politique donnée ; car la politique est ce par quoi la société peut s’instituer comme communauté humaine. Ce droit a une forte dimension sociale parce que, justement, c’est un droit politique, traitant de l’insertion concrète de l’individu dans cette communauté. Contre Kant et bien d’autres, Hegel affirme que le droit de propriété n’est pas intangible car il peut entrer en contradiction avec un droit supérieur, le « droit à la vie » dont, par exemple, est porteur l’individu nécessiteux par rapport auquel la société à une obligation.

P.-S.

Rouge, 2000.

Notes

[1La Force du droit, sous la direction de Pierre Bouretz, éditions Esprit, 1991.

[2Daniel Bensaïd, Qui est le juge ?, Fayard 1999.

[3Etienne Balibar, Les Frontières de la démocratie, La Découverte, 1992.

[4Je ne peux ici que renvoyer à mon travail sur Marx, l’Etat et la politique, Syllepse, 1999.

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