« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Cette célèbre citation de François Rabelais servait d’introduction au colloque organisé le 4 novembre dernier par les syndicats CGT et CFDT de l’INSEE, et parrainé par plusieurs associations (notamment la Ligue des droits de l’Homme) qui militent sur la question des libertés démocratiques face au développement des fichiers informatiques. Plus de 500 personnes y ont assisté. Un compte rendu exhaustif des débats sera publié prochainement par les organisateurs.
Enquêtes « ethniques »
Le premier débat, consacré aux enseignements de l’histoire, a porté sur l’activité du Service national des statistiques (SNS, ancêtre de l’INSEE) de 1940 à 1945, à partir d’une étude présentée par l’historien Jean-Pierre Azéma. Sous le gouvernement antisémite de Vichy, servi « loyalement » par le SNS, la question « Êtes-vous de race juive ? » était posée dans les bulletins de recensement et un fichage des Juifs a bien existé, ce qui n’a, semble-t-il, pas posé problème à ceux qui en étaient chargés. Bien que ces données n’aient pas été utilisées centralement pour l’arrestation et la déportation des Juifs, les renseignements transitaient par les préfectures et on peut penser qu’ils ont dû néanmoins être « utiles ». Le directeur du SNS, René Carmille, est mort en déportation. Mais il est aussi le créateur, au nom de l’efficacité administrative chère aux technocrates vichyssois, du fichier national des personnes et du fameux numéro à 13 chiffres dit numéro de Sécurité sociale (son nom officiel actuel est : numéro d’identification au répertoire des personnes, en abrégé NIR).
Ce qui amenait directement au second débat sur la prise en compte des populations « étrangères » dans les différentes statistiques en France. Ce que les médias ont appelé la « guerre des démographes », qui divise actuellement l’INED (Institut national d’études démographiques), est la question de l’introduction systématique de variables dites « ethniques » dans les enquêtes socio-économiques. Au nom de « toute connaissance est bonne en soi » et « c’est une façon de lutter contre les discriminations que d’en montrer l’ampleur », Michèle Tribalat, chercheuse à l’INED, a publié en 1992 les résultats d’une grande enquête sur les immigrés. Dans ses commentaires elle a repris les notions « d’appartenance ethnique » (la langue), « d’origine ethnique » (le lieu de naissance des parents) et de « Français de souche ». Ce vocabulaire clairement marqué à l’extrême droite, comme une partie de la hiérarchie de l’INED, ainsi que le caractère flou et donc non scientifique de ces "critères ethniques", ont entraîné une vive réaction de Hervé Le Bras, qui pense que certains à l’INED sont en train de faire le lit du FN, et qui l’écrit carrément dans son récent livre, Le démon des origines, démographie et extrême droite, ce qui lui vaut un procès en diffamation ! Il a été souligné dans le débat qu’avec l’introduction de "critères ethniques" dans la statistique publique, le risque était grand, pour une partie de l’opinion publique, de voir ainsi cristallisées des positions racistes et validées les affirmations douteuses du FN. Celui-ci est maintenant arrivé à porter la question de l’immigration à un tel degré de fantasme qu’il est politiquement vain de compter sur des discussions rationnelles, et donc inutile de multiplier les statistiques, sur ce sujet. Comme l’a souligné Tassadit Yacine, l’ethnie n’est pas un critère scientifique, mais une construction variable selon les études effectuées. D’autre part, il n’est pas indispensable de connaître précisément la proportion de "l’ethnie portugaise" ou de "l’ethnie kabyle" dans les quartiers dits difficiles, ou de savoir exactement "le" nombre des SDF, pour mettre en place des politiques sociales. Sur ces sujets, des éléments chiffrés sont certes nécessaires, mais ils doivent être collectés, et ils le sont effectivement, dans la stricte mesure des utilisations ultérieures justifiées.
Utilité sociale
Cette position de principe des organisateurs et de la plupart des participants n’est pas obscurantiste, elle ne s’oppose pas à la connaissance, elle exige seulement d’en connaître le but, comme le voulait déjà Rabelais. C’est un peu la même chose que le principe de précaution qu’il convient d’observer en matière de "progrès technique" (génétique, atome.). Le statisticien, comme le chercheur, est aussi un citoyen, et il ne doit jamais l’oublier. L’intervention finale d’Alain Weber, pour la LDH, particulièrement ferme en ce sens, a été majoritairement appréciée dans la salle, mais a néanmoins soulevé quelques remous.
Par ailleurs, il reste encore de nombreux domaines mal connus du secteur social. Une intervention (non prévue, mais fort applaudie) des camarades de DAL (Droit au logement) a souligné que les questions sur les logements précaires sont totalement absentes du prochain recensement, alors que ceux-ci existent toujours et sont habités.
La CNIL
Aujourd’hui, la prolifération des fichiers individuels publics et privés et la puissance des outils informatiques disponibles sont une menace potentielle pour les libertés. En 1975 déjà, le projet SAFARI d’interconnexion générale des fichiers par l’intermédiaire du NIR suscita un tel débat qu’il dut être abandonné (grâce notamment à un article du journal Le Monde dont le titre seul "SAFARI ou la chasse aux Français" fut presque suffisant). La Commission nationale informatique et libertés (CNIL) fut créée à ce moment et devait en principe avoir connaissance de tous les fichiers individuels nominatifs pour pouvoir vérifier que chacun ne contient que les seules variables relatives à son objet déclaré.
Dans les interventions, des avis contradictoires ont été émis au sujet de son efficacité. On peut se demander, par exemple, si cette vérification est bien faite dans le cas des vastes fichiers de clientèle appelés "profils statistiques", que se constituent les grands distributeurs et les banques, qui contiennent des données individuelles très diverses et très détaillées localement, et qui sont utilisés pour accorder ou refuser un crédit, ou cibler une démarche publicitaire. Comme en France, une directive européenne Informatique et libertés va se mettre en place, mais conformément à la ligne libérale actuelle de la construction européenne, elle se préoccupe autant des règles de communication (c’est-à-dire de la vente) des données individuelles que de leur protection.
Une vigilance particulière s’impose vis-à-vis de l’informatisation en cours du secteur médical et social, mais en ce domaine, la CNIL semble en avoir particulièrement manqué. Un projet de fichier des "bénéficiaires" des services des travailleurs sociaux, contenant plus d’une centaine de questions très vagues (exemple : a-t-il des problèmes relationnels ?, répondre par oui ou par non !), devait être mis en place sous le nom de programme ANIS dans le département de l’Ain (président du Conseil général à l’époque, un certain Charles Millon.). La CNIL a donné par deux fois un avis favorable à ce projet avant de le suspendre, devant les protestations des personnels et des organisations concernées.
Le vaste projet d’informatisation de la Sécurité sociale (carte Vital-Sésame) soulève encore plus d’inquiétudes. Mise en place dans le cadre du plan Juppé afin de « moderniser » la comptabilité de la Sécurité sociale, cette gigantesque mise en fiches de la santé de tous les Français aurait dû susciter la même opposition que SAFARI, car elle présente les mêmes dangers. Mais en l’absence de toute mobilisation, la CNIL a donné son accord, bien qu’il n’y ait pas de véritables garanties vis-à-vis de la confidentialité. Pourtant les questions sont nombreuses. Que contiendra exactement ce fichier ? Qui y aura accès ? Comment évitera-t-on les fuites ? Cette carte pourra-t-elle être demandée à l’embauche ? Là aussi, les partisans de ce projet se servent de l’argument "utilitaire" : ce fichier devrait permettre un meilleur suivi des patients, et sera très utile dans les études épidémiologiques. Mais dans les deux cas, la situation actuelle (il y a un suivi, il y a des études) prouve que cela ne nécessite pas de ficher 60 millions de personnes.
Non au NIR fiscal !
Pendant les débats du colloque, un participant a simplement fait allusion à l’utilisation du NIR par l’administration fiscale, mais l’actualité vient de remettre cette question à l’ordre du jour puisqu’à l’occasion de la discussion du budget, l’Assemblée nationale vient d’adopter un amendement autorisant cette utilisation, au nom de l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale. Là encore on utilise un prétexte noble à titre de justification. Une conférence de presse sera organisée très prochainement par les syndicats des impôts et certaines des organisations présentes au colloque (et la CNIL est d’accord cette fois, tant mieux !) pour expliquer à nouveau qu’il y a des moyens de lutte contre la fraude qui ne présentent pas les mêmes dangers, et que s’ils ne sont pas suffisamment employés aujourd’hui, ce n’est certainement pas faute de connexion des fichiers. En fait, il s’agit d’un choix de cibles, c’est-à-dire d’un choix politique : l’interconnexion vise la fraude des pauvres, une lutte ciblée menacerait celle des riches.
Une simple question pour finir : que va faire le gouvernement du fichier des sans-papiers ?