Les polémiques autour de la figure de l’actuel ministre de l’Education nationale risquent de détourner du débat essentiel : quelle école prépare effectivement la « gauche plurielle » sous direction socialiste ? Il ne faut pas oublier, en effet, que la France, à la différence de nombreux pays d’Europe et d’ailleurs, a confié le devenir de sa cohésion à une institution à la fois centrale et horizontale qui maille tout le territoire national et rassemble toutes les jeunes générations. Ce qui s’y joue concerne son avenir dans une mesure plus considérable que ce n’est le cas pour des nations structurées sur le mode fédéral ou régional, où interviennent d’autres appareils ou d’autres formes institutionnelles pour assurer cette cohésion.
Les conflits sociaux et politiques qui ont marqué la période 1945-1974 ont donné forme à un Welfare State dont l’école était un élément essentiel. Ils n’ont certes pas entamé la domination des forces économiques, politiques, et sociales « capitalistes », mais ils ont puissamment contribué à faire de l’appareil scolaire un enjeu et une forme de leur existence. La situation a depuis profondément changé. Le processus de production de l’inégalité s’est accentué en sapant la base du présupposé du compromis définissant le Welfare State et son école. Dans le contexte d’un chômage relayé par l’implosion de familles précarisées et par la désorientation éthique et politique, sont alors arrivés dans l’école des élèves de plus en plus déstructurés. Dans des ghettos, de nombreux enfants ont alors refusé l’école comme institution médiatisant et symbolisant leur premier contact avec la société.
Les conditions d’une école désémancipée et désémancipatrice étaient ainsi réunies. Quel projet d’école dessinent alors les multiples mesures réalisées ou annoncées par le ministre de la « gauche plurielle » ? La formule qui synthétise ces intentions est celle de « l’élève au centre de tout ». C’est ainsi que partout le langage de la mission du service public d’instruction est remplacé par celui du service social prestataire de services à des consommateurs-usagers dont il faut déchiffrer la demande, voire la susciter à leur place. Cet autoritarisme a pour norme idéale la transformation du service public en entreprise privatisable, comme en témoigne le remplacement de la loi par la procédure, comme l’atteste l’hégémonie pseudo-démocratique du contrat de droit privé dans les procédures gestionnaires. Le contrat s’inscrit alors dans une pédagogie du leurre en ce qu’il remplace et refoule les débats publics et contradictoires. Il devient une procédure d’autodiscipline efficace. On peut caractériser de la même manière le recours au questionnaire-référendum diffusé à grands frais dans les lycées sous la direction de P. Meirieu et dont on a tu les aspects dérangeants (on a pu constater que l’allégement des programmes visé par le ministère ne faisait pas partie des revendications essentielles des élèves).
La nouvelle vulgate pédagogique se veut réaliste et humanitaire tout à la fois. Elle reconnaît ainsi l’hétérogénéité effective de populations scolaires dans une période marquée par une contraction durable du marché de l’emploi, par l’émergence de processus de racisation-ethnicisation liés eux aussi à la gestion nationale-internationale de la force de travail, et par une saturation des capacités d’unification culturelle sous la poussée déstabilisatrice de l’idéologie néo-libérale. S’imposerait alors le recours à une pédagogie différenciée prenant en compte la situation sociale, culturelle, et scolaire des élèves, choisissant d’adapter le niveau, le contenu, les méthodes d’enseignement en fonction des capacités réelles, en désamorçant les attitudes de rejet et de révolte, en favorisant les pratiques de socialisation civile, en fournissant sur mesure à chaque individu son kit de survie dans la jungle.
Mais le réalisme avoué est cynisme de fait, et l’humanitarisme hypocrisie. Sous couvert de prendre les élèves là où ils sont, le risque alors est de les y laisser, en entérinant de fait et en redoublant l’inégalité effective des écoles et des collèges, en produisant une sous-culture scolaire adaptée à des zones durables de sous ou de non-emploi. L’instruction cesserait d’être un bien commun, dont il faut créer les conditions égales de partage, mais elle se réduirait encore davantage à un panier de biens éducatifs disparates qu’il s’agirait de consommer en fonction des différences de localisation socio-spatiale, c’est-à-dire en fonction de l’inégalité des bassins sociaux-culturels d’emplois et d’activités. Une telle école fait de la norme implicite de son action l’élève en difficulté, déculturé, révolté, produit par la crise d’assimilation de ladite société civile néolibérale. Elle sacrifie en son sein, en leur imposant le plus petit commun dénominateur scolaire, les élèves, de condition sociale subalterne, encore désireux d’apprendre et s’éduquer en s’élevant à l’appropriation de réels contenus (eh oui, ils existent, mais intéressent-ils encore nos pédagogues ?). Elle est parfaitement compatible avec une privatisation de grande envergure : les parents qui en auront les moyens fuiront cette école allégée, réduite à remplir la fonction inédite de non work house pour populations de jeunes potentiellement dangereux. Ainsi se trouvera interrompu pour longtemps le mécanisme de promotion sociale pour les enfants des classes populaires : ceux qui ont des possibilités intellectuelles ne pourront plus compter sur l’école pour les développer.
Ce système doit être considéré comme une tentative historique d’adaptation stratégique de l’école républicaine à la société néolibérale par une nouvelle définition du rôle de l’Etat capitaliste du post-Welfare. Il repose sur une déréglementation du service national d’instruction publique fondée sur l’individualisation : celle-ci se veut démocratique au moment même où le culte du rapport pédagogique cache sa territorialisation et son intériorisation à une pratique d’assujettissement insidieuse au marché. Ce serait là le paradoxe ou le scandale majeur : la « gauche plurielle » accomplirait un objectif stratégique inscrit dans la désémancipation libérale en cours, produire une école de niveau très faible, avec des certifications très peu qualifiantes supposées réduire la violence sociale. Et l’on nommera démocratisation un processus d’inégalisation qui en est la perversion. Les établissements seront appelés à se définir comme des entreprises, celles-ci étant le modèle dominant de la socialisation néolibérale, et les entreprises faibles seront davantage enfermées en elles-mêmes et isolées de manière à ce que soit évitée et conjurée la confrontation des classes et des couches sociales sur la question sociale et politique, cruciale, de la formation. Seront avantagées les entreprises et équipes les plus puissantes, sera encouragée de manière de plus en plus explicite la marchandisation du système scolaire. Se formeront ainsi à tous les niveaux pour les formations moyennes et supérieures des quasi monopoles (dans les grandes villes universitaires mises en concurrence) qui seuls seront capables de présenter à leurs consommateurs et usagers propres le nombre le plus élevé de savoirs et de technologies qualifiantes selon un processus bien connu de concentration des ressources. L’égalité républicaine, en ses limites mêmes, se voulait sélection par le mérite et l’effort, et entendait se distinguer des conditionnements sociaux. Elle laisse place désormais à une émulation intégrative qui, explicitement et de manière directe, a pour finalité la soumission au marché en ses inégalités structurales (tel est le sens prosaïque de l’ouverture de l’école sur la société civile). Elle entendait laisser une autonomie à la formation intellectuelle et culturelle.
L’école de la « gauche plurielle » entérine la pénétration des rapports marchands dans tous les savoirs et élimine tendanciellement les savoirs qui n’ont pas d’intérêt direct pour produire les formes de soumission aux exigences de la productivité capitaliste. La vérité est qu’en entérinant comme sa réforme la liquidation de l’école républicaine, la « gauche plurielle » avoue son renoncement à transformer les rapports sociaux dans le sens de l’égalité. La problématique du droit à la différence et à l’individualisation (« l’élève au centre de tout ») liquide la seule exigence qui puisse encore dans notre débâcle morale et intellectuelle justifier l’existence d’une « gauche effective » : l’exigence de l’égalité, de l’égalité non pas seulement devant, mais « dans » les conditions d’appropriation des savoirs. Les droits éducatifs sont incapables par eux-mêmes d’agir sur les conditions matérielles qui leur permettraient d’être effectifs. C’est dans la lutte contre les ravages d’une inégalité sociale croissante, ce mal social insupportable, que peut être énoncée et formulée la lutte pour une école réellement publique, ouverte à tous, fondée sur le mérite et sur l’accession à des savoirs effectifs, sur l’acquisition de formations réellement qualifiantes.
Face à cet enjeu la question du maintien de M. Allègre à son poste est secondaire. La véritable question que pose la mise en place de l’école désémancipée et désémancipatrice n’est même pas celle du maintien formel de cette chose introuvable que serait la gauche, elle est celle de l’avenir de notre jeunesse et de notre pays. Cet avenir ne peut se construire que dans la lutte pour l’égalité dans la société et dans l’école.