Un professeur nouvellement nommé à Marseille se verra utilement informé sur ce qu’il convient de faire ou non la veille, le jour ou le lendemain d’un match de l’Olympique de Marseille. Ne pas faire comme s’il ne se passait rien ; ne pas verser dans le sarcasme en cas de faux pas ; ne pas fixer d’interrogations écrites ou espérer un engagement des élèves sur des questions difficiles. Pour les jeunes et les adultes, la relation à l’OM est un trait culturel constitutif des comportements locaux. De cette culture que l’on nomme rapidement « populaire », pour la valoriser, ou s’en méfier. Sans que l’on sache si ce terme de culture « populaire » s’oppose à celui de culture « d’élite » ou à « Culture » tout court, au singulier et avec majuscule.
La dimension fusionnelle
L’OM est un bon exemple de ce débat. Mais il convient pour en prendre la mesure de l’élargir à toutes ces pratiques locales qui « font culture ». Comme celle de la chasse en baie de Somme, la colombophilie des gens du Nord, ou les pratiques culinaires avec les convivialités qu’elles autorisent parfois, et tout autre pratique comparable, comme les fanfares ouvrières. On s’apercevra alors que ces cultures « du peuple » ont bien des traits communs. L’un d’entre eux, majeur, est leur dimension fusionnelle. Cette culture est, largement un mode de vie. Si l’on rend visite à l’OM au Stade Vélodrome, on sera frappé par la forte présence relative de gens d’âge mûr — exception en France — à côté de nombreux jeunes. Ensuite par une présence féminine active et massive : plus d’un supporteur sur cinq est une supportrice. Par un fort engagement familial auss i : il n’est pas rare de voir papa, maman et le petit sur les gradins. Mais surtout, on est frappé par le mélange des « couleurs », à l’exacte image de celles de la ville : les Marseillais sont entre eux.
Produit par l’histoire, cette « fusion » est la conséquence d’une adhésion à un système de reconnaissance mutuelle. C’est cet « au-delà » des origines nationales, ces signes de référence communs qui font « le Marseillais ». Dans ces mécanismes d’identification, certaines des pratiques culturelles populaires sont plus « fermées » que d’autres. À l’image de la ville, la « fusion » par le foot est particulièrement « ouverte » à Marseille. Mais dans tous les cas, ces pratiques sont fondées sur (et fondent) un solide lien social, dont la ritualisation est un aspect majeur. Avec donc aussi un moment initiatique inévitable, qui contribue au partage entre les « avec » cette culture et les « sans ». Toutes proportions gardées, c’est comme si ces cultures « populaires » gardaient la trace de certains modes d’affiliation dans les communautés traditionnelles que décrivent les ethnologues.
Mais il y a une condition technique : pour que ces pratiques se révèlent « populaires », il est indispensable que les règles comme les signes de cette « culture » soient à la portée de tous. Ce qui va en général de pair avec une possibilité de pratique personnelle, même très occasionnelle, même non-experte.
Cette exigence conduit à une forte familiarité, une proximité directe avec la pratique, lesquelles ajoutées aux autres caractéristiques « identitaires », permettent de rendre compte que ces cultures puissent souvent être vécues comme des éléments de la résistance de « ceux d’en bas » face à des systèmes de valeur plus globaux, plus lointains, et pour lesquels, en plus, tend à dominer une stricte valorisation marchande.
- « Stade Vélodrome Foot » par Noel Bauza
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Evolutions et conservatismes
La contrepartie est que la cohésion permise par ces cultures est en elle-même profondément conservatrice. La condition pour que l’affiliation soit valorisée comme une reconnaissance identitaire, n’est-elle pas justement que le système de valeurs se présente comme immuable ? Ici l’évolution ne peut qu’être lente, même si elle est toujours présente en fait. La répétition du rite en fait la force. Les spectateurs d’un match de l’OM vivent à chaque fois le même film, ou, plus précisément, les éléments changeants (qui va gagner ?) ne prennent leur sens que dans un cadre presque invariable. Ce type de « culture », dont le peuple se sent à juste titre propriétaire, a une forte tendance à l’enfermer sur lui-même, à geler les rapports sociaux. On a ainsi une « naturalisation » des aspects de la « culture » qui seraient propres aux hommes ou aux femmes. Et, plus grave, on peut avoir aussi une tendance à l’opposer aux autres « cultures », avec, dans les cas extrêmes (mais rares) la possibilité d’abriter une sorte de « fascisme de la quotidienneté ».
Mais pour aborder cette critique de la culture « populaire », encore faut-il un bon angle d’attaque. Dans sa théorie des champs sociaux (par exemple le « champ littéraire »), le sociologue Pierre Bourdieu montre commentceschamps se polarisent entre des figures opposées, mais complémentaires. Celle de « l’écrivain maudit », sûr de son avant-gardisme, ne se comprend qu’opposée à celle de l’auteur à succès. Certaines pratiques culturelles, pourtant porteuses des mêmes signes (positifs et négatifs) que ceux qui viennent d’être présentés, ne doivent souvent d’être valorisées qu’au seul fait qu’elles permettent une « distinction » de classe. Il y a peut-être de l’universel dans la culture humaine, mais bien prétentieux serait celui qui prétendrait en fixer les traits a priori.
Dans ce débat, le populisme et le mépris de classe apparaissent comme des frères jumeaux. Ce qui ne veut pas dire que toutes les pratiques culturelles se valent. Les cultures se jugent aussi pour leur capacité à magnifier les potentialités humaines. Elles peuvent de plus avoir une portée émancipatrice plus ou moins importante. Sans développer, on peut avancer que la portée émancipatrice de la culture se mesure particulièrement au regard critique qu’elle permet sur soi, sur les autres et sur le monde. Mais il faut se garder d’une vision trop clivée et abrupte entre les différentes « cultures ». Il faut de la prudence, du recul, pour s’attaquer à cette question. Sinon, on se prive de toute compréhension de l’éventualité que des « cultures populaires » puisse jamais surgir de la culture « universelle ». C’est pourtant ce qui arrive en permanence aux quatre coins du globe. Rappelons que le slogan de 1995, « Tous ensemble, tous ensemble », est né sur les gradins du Stade Vélodrome.